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Habitat en Mouvement : de l’Amérique du Sud à la France, des luttes urbaines pour le droit à la ville !

Au cours de notre périple à travers les quartiers populaires sud-américain à la rencontre de la production autogérée de l’habitat, nous avons aussi inévitablement rencontré des mouvements populaires et des groupes d’habitants qui luttent contre des grands projets urbains et immobiliers qui les menacent d’expulsion. Ces mouvements luttent souvent sous une même bannière, celle du droit à la ville, concept développé par le sociologue français Henri Lefebvre dès 1968. Cependant comme l’explique le géographe britannique David Harvey (Villes Rebelles. Du droit à la ville à la révolution urbaine, Paris : Buchet Chastel, 2015), ce terme a pris une nouvelle signification dans les luttes urbaines latino-américaines des années 1990 ; celui d’un rejet de la ville capitaliste :

Il ne faut pas interpréter le droit à la ville comme un droit à ce qui existe déjà, mais comme un droit de rebâtir et de recréer la ville en tant qu’organe politique socialiste avec une image toute différente – une ville qui éradique la pauvreté et l’inégalité sociale et qui panse les plaies de la dégradation catastrophique de l’environnement.

Pour cela il faut mettre un terme à la production de formes d’urbanisation destructrices qui facilitent l’accumulation infinie du capital.

Comme le démontrent les quelques exemples latinos que nous avons sélectionnés pour ce post (nous en développons plus dans le livre Habitat en Mouvement qui sera disponible à la fin de l’année), c’est lorsqu’il existe une organisation solide et une lutte sur la durée que les habitants peuvent faire valoir leurs droits !

Les grands projets urbains, rouleaux compresseurs de l’habitat populaire

Un « parc écologique » contre la logique de l’habitat populaire à Guayaquil, Equateur

La ville de Guayaquil étant opposée politiquement au gouvernement national, le président équatorien Rafael Correa a décidé de marquer le paysage de Guayaquil avec un projet d’intérêt électoral et économique, mais placé médiatiquement dans la catégorie magique des projets écologiques. Le projet Guayaquil Ecológico vise à « apporter aux habitants des espaces verts pour le loisir, le divertissement, le contact avec la nature et à promouvoir la génération de services environnementaux permanents dans la ville ». La principale mesure est la construction d’un parc linéaire de 10 km sur les berges de l’Estero Salado (l’estuaire salé) en récupérant ces terrains gagnés au fil du temps par les habitants… En évacuant au passage 8.000 familles installées ici parfois depuis 30 ans.

Logements consolidés sur l’Estero Salado et progression du parc linéaire, Guayaquil

Logements consolidés sur l’Estero Salado et progression du parc linéaire, Guayaquil

Le processus étant en cours depuis quelques années, nous avons pu voir les résultats de l’opération sur un tronçon terminé dans le quartier El Suburbio. Des centaines de maisons ont été détruites pour céder la place à un mobilier urbain flambant neuf, des parcours de santé, des jeux pour enfants, des pistes cyclables etc. Les façades des logements qui constituent désormais le front visible depuis le parc, ont parfois été repeintes pour donner un paysage harmonieux, sans pour autant que les habitants qui ont pu y rester aient eu une aide pour améliorer l’intérieur de leurs logements ou leurs conditions économiques.

Ceux qui ont dû partir ? Nous les avons rencontrés quelques 30 km plus loin, dans des grands ensembles péri-urbains qui comptent parfois jusqu’à 2.500 maisonnettes « d’intérêt social », pour les familles relogées de l’Estero Salado, ou expulsées de quartiers précaires. « Socio Vivienda II » est probablement l’un des endroits les plus terribles que nous ayons visités en Amérique Latine en matière de relogement. Des séries de « logements » de 45m2 identiques, constitués de murs de parpaings mitoyens et recouverts de toitures de tôle ondulée en sont le paysage. Ces constructions sans structures ne permettent aucun agrandissement vertical et accueillent parfois jusqu’à 12 intégrants ! Les espaces publics et les équipements sont largement insuffisants. A part une école où les élèves sont plus de 50 par classe, on y trouve surtout des commissariats pour réprimer la délinquance grandissante de ce lieu sans paysage, sans humanité et sans intérêt.

Relogement et résistances, Guayaquil

Relogement et résistances, Guayaquil

Parmi les familles demeurant encore sur l’Estero Salado et menacées de subir le même sort, bon nombre se mobilisent et essaient de se faire entendre, pour rester dans le quartier où ils ont construit leurs maisons et leurs vies. Malheureusement, sans un appui d’organismes capables de défendre leurs droits à rester dans leur quartier -ou du moins exiger du gouvernement des conditions de relogement dignes-, leurs maisons passeront bientôt sous le rouleau compresseur de l’écologie politique.

Si l’environnement devrait évidemment être une préoccupation de premier plan dans la gestion des villes, il s’agit malheureusement souvent d’un élément de marketing urbain pour justifier la réalisation de grands projets au détriment des secteurs populaires. Comme nous avons pu l’observer à Guayaquil mais également à Moravia à Medellín ou le long du Riachuelo à Buenos Aires, une fois les populations déplacées et le prix du foncier revalorisé, commence un phénomène de gentrification.

Voir notre article sur le sujet de Guayaquil : projets urbains et expulsions

Des catastrophes naturelles au service de l’immobilier au Chili

Au Chili, nous avons été surpris dans les explications des habitants par le cynisme des autorités et des entreprises qui profitent ici des catastrophes naturelles pour récupérer du foncier pour des projets immobiliers, tout en reléguant les sinistrés vers de nouveaux ensembles de logements périurbains. Ce fut le cas dans différentes villes comme Santiago, Concepción, Talca Constitución, ou encore Dichato après le séisme et le tsunami du 27 février 2010, mais aussi après l’incendie « accidentel » d’avril 2014 qui détruisit autour de 3.000 logements populaires dans les hauteurs de Valparaiso.

A Talca, quelques habitants se sont organisés pour pouvoir réparer ou reconstruire leur logement in situ suite au séisme plutôt que d’accepter le logement qui les attendait en périphérie à condition qu’ils acceptent de revendre leur terrain à des promoteurs. Face aux pressions de la municipalité, de l’Etat et des entreprises qui venaient négocier directement avec les habitants, beaucoup ont pourtant cédé. Les logements traditionnels des quartiers centraux sont donc aujourd’hui partiellement abandonnés ou en vente et on voit fleurir çà et là des projets de résidences de petits logements pour de jeunes couples ou des étudiants.

Déplacement forcé du centre vers les périphéries, Talca

Déplacement forcé du centre vers les périphéries, Talca

Le budget de la reconstruction de l’Etat semble être passé avant tout dans la construction par des promoteurs privés de dizaines de milliers de logements en bois préfabriqués dans les périphéries urbaines. Les logements étant très petits, si les familles décident de prendre un crédit supplémentaire, elles peuvent bénéficier de la construction d’une extension de 15m2 de leur logement, construite par les mêmes entreprises. Il s’agit donc du négoce du siècle pour le petit groupe d’entreprises proches de l’ancien président multimillionnaire Sebastian Piñera (2010-2014).

Voir la série d’articles consacrés à ces événements ici et

Dans la mobilisation réside la solution !

Une victoire des habitants organisés face au métro aérien de Lima, Pérou

C’est en allant à se plaindre à la municipalité de Lima de la hausse de leurs loyers qu’un groupe d’habitants a appris que le tracé du métro aérien passerait bientôt au-dessus de leurs logements. La Quinta Patio où ils habitaient était un étroit couloir où chaque famille avait auto-construit sa maison et louait un droit d’usage à l’autorité du transport public de Lima, propriétaire du terrain. Les familles les plus anciennes y sont arrivées il y a 70 ans et les voisins, très soudés, ont déjà réussi auparavant à améliorer leur Quinta et à la préserver de la délinquance.

Face à cette menace d’expulsion, les voisins de la Quinta Patio ont prévenu les autres quartiers affectés pour aller ensemble discuter avec les autorités du transport et la ville de Lima pour savoir ce qu’il adviendrait de leur sort. La réponse fut une indemnisation financière ridicule qui les aurait obligés à s’éloigner du centre de la ville pour espérer acheter ou louer quelques mètres carrés. Face au refus et aux mobilisations des habitants, la deuxième offre fut, quelques mois plus tard, un logement social en périphérie de Lima. Les voisins se sont alors entourés d’associations et de médias alternatifs pour faire connaitre leur situation et leur volonté de rester dans leur quartier central, où ils ont leur vie, leurs relations, leurs repères et leurs emplois. En intimidant les voisins et en négociant individuellement avec eux, les autorités ont tenté de diviser le groupe.

Finalement, sur les 40 familles de Quinta Patio, 7 ont cédé au chantage et ont accepté de partir de la Quinta contre un petit appartement. Les autres ont continué de résister et de négocier jusqu’à obtenir à quelques mois du début des travaux, en octobre 2014, la construction de maisons individuelles à deux pas de l’ancienne Quinta où se trouve désormais une station du métro aérien ! Ces familles courageuses qui ont su s’entourer et n’ont pas cédé aux pressions, sont désormais copropriétaires dans un lotissement neuf avec des maisons de plain-pied. Elles pourront même y faire construire jusqu’à deux étages supplémentaires et ainsi adapter leurs logements à leurs besoins.

De la Quinta Patio au Condominio Metro de Lima, Lima

De la Quinta Patio au Condominio Metro de Lima, Lima

Les habitant(e)s de la Quinta ont ainsi montré à ceux qui se sont lassé de lutter et à l’ensemble de la société, que l’organisation et la défense des droits peuvent encore porter leurs fruits à condition d’être solidaires et déterminés. L’association des voisins diffuse désormais cette victoire et accompagne d’autres quartiers populaires dans des processus similaires.

Voir notre article ici : S’organiser, faire du bruit, ne rien lâcher !

Les occupations d’immeubles, de l’action militante à la politique publique au Brésil

Au Brésil, et en particulier à São Paulo nous avons pu observer l’importance des mouvements de lutte pour le logement, pour certains existants depuis les années 1980. Le centre économique de la ville s’étant déplacé vers le sud, où se trouvent les quartiers riches, le centre historique de la ville a été délaissé dans les années 1990 et de nombreux immeubles publics et privés sont restés abandonnés. Devant l’importance du problème du logement que connait le Brésil, certains de ces mouvements se sont spécialisés dans l’occupation des immeubles vides par des familles sans toits.

L’occupation de logements est justifiée juridiquement par les mouvements par la fonction sociale du foncier et de la propriété ; un élément fondamental du droit à la ville. Devant l’ampleur du phénomène d’occupations d’immeubles -et du fait qu’il contribue à résoudre le problème du logement populaire-  des programmes publics ont commencé à accompagner financièrement et techniquement la réhabilitation de ces édifices (le plus souvent publics). Cette réhabilitation s’accompagne d’une concession d’usage via un bail emphytéotique au nom des familles occupantes.

Immeubles reconquis par des mouvements de luttes pour le logement, São Paulo et Rio de Janeiro

Immeubles reconquis par des mouvements de luttes pour le logement, São Paulo et Rio de Janeiro

La volonté politique de la municipalité de São Paulo a joué un rôle essentiel dans cette conquête du droit à la ville par les mouvements pour le logement. Dans des villes plus conservatrices, comme Rio de Janeiro les expulsions sont plus fréquentes et les exemples d’immeubles occupés reconvertis en logements très rares. Le lobbying des mouvements auprès des partis politiques, la lutte à mener par les occupants auprès des autorités, mais aussi le travail d’échange avec les riverains pour se faire accepter, mais aussi le travail d’éducation populaire des enfants et des adultes sont des éléments clé de ce mode de récupération de la ville.

Le passage à l’action des Mouvements de Lutte pour le Logement brésiliens a ouvert un chemin important dans les villes. Un chemin qui fait suite à celui mené dans les campagnes par le Mouvement de Paysans Sans Terres. Il démontre que lorsque la légitimité supère la légalité, le pouvoir populaire parvient à transformer l’action publique, et notamment les politiques foncières et les logiques spéculatives !

Plus d’informations dans notre article Chronique urbaine des édifices occupés à São Paulo et Rio de Janeiro

Retour en France et mise en perspective

En prenant un peu de recul on peut se rendre compte que ces différents exemples d’Amérique du Sud ne sont pas si éloignés de la réalité perçue en France : l’enrichissement des élites par dépossession des secteurs populaires dans de grandes interventions urbaines, la collusion entre décideurs politiques et secteur privé à différentes échelles, la relégation sociale par le logement et l’urbanisme, ou encore la faible transparence et disposition des autorités à recevoir des opinions et des propositions en dehors des « espaces de participation citoyenne » institutionnalisés.

En France aussi, les initiatives défendant le droit au logement des secteurs populaires sont souvent sévèrement réprimées. C’est parfois même le cas d’initiatives citoyennes promouvant le vivre ensemble et l’écologie, comme dans le cas du projet R-Urban à Colombes (92) menacé par la mairie d’être substitué par un parking (pour aller plus loin, lire notre article ici)

Mais ici aussi les mouvements et les résistances s’organisent contre les Grands Projets Inutiles et Imposés (GPII) par exemple dans les Zones à Défendre (ZAD) qui alertent des dangers de certains projets pour l’environnement et/ou la santé publique. Nous avons aussi rencontré de nombreux collectifs d’habitants qui par leur actions quotidiennes ou leur organisation cherchent à promouvoir la résilience, la sobriété, la solidarité ou l’autogestion (habitat participatif, ateliers populaires d’urbanisme, alternatiba, cliniques juridiques, mouvements de réquisition de logements abandonnés pour les familles sans toit et migrantes…). Ces initiatives sont essentielles pour promouvoir le droit à la ville et faire entendre les propositions et revendications de la société civile.

Dans un an sera organisée la 3ème Conférence des Nations Unies sur le Logement et le Développement Urbain Durable, HABITAT III, (Oct. 2016, Quito). Parallèlement, un forum social tentera de replacer au cœur du débat ces initiatives habitantes du monde entier qui contribuent à la construction des espaces urbains, mais semblent avoir été oubliées dans l’agenda de l’évènement officiel…

« Droit », à Cali, Colombie, et « Construisons un peuple libre et souverain » à Concepción, Chili

« Droit », à Cali, Colombie, et « Construisons un peuple libre et souverain » à Concepción, Chili

Etant de retour en France, nous allons désormais écrire et autoéditer un livre sur nos apprentissages de l’aventure Habitat en Mouvement. Nous cherchons également à nous investir dans les thématiques liées à l’habitat autogéré. C’est pourquoi nous sommes ouverts à toute proposition pour pouvoir travailler, militer et mettre à contribution notre expérience dans des projets existants. Merci de nous contacter pour toute initiative allant dans ce sens !

Charlène Lemarié et Pierre Arnold

Charlene.lemarie@gmail.com, pierre.arnold.pa@gmail.com, habitatenmouvement.tumblr.com

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Pour (re)lire les 3 articles précédents :

(1) Deux urbanistes à travers l’Amérique Latine

(2) Le savoir-faire des coopératives de logement en Amérique Latine

(3) Autogestion et habitat écologique, utopie ou réalité ?

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L'auteur
Pierre Arnold

Charlène Lemarié et Pierre Arnold, deux urbanistes français de 26 ans partis pour un voyage d'un an sur les routes d'Amérique du Sud. De ce voyage naît un projet : Habitat en Mouvement, qui a pour objectif d'apprendre et d'échanger sur l'autogestion comme forme de production et d'amélioration de l'habitat.

5 Commentaires

  • 28 novembre 2015 à 23:28
    DUTREUIL Jean Michel

    « Le droit à la ville », le droit à l’habitat et au logement sont au même titre que l’accès à la santé, à l’éducation, à l’alimentation,…, des droits fondamentaux et des « nécessités » qui fondent et légitiment l’architecture. Bel engagement que celui de ces deux jeunes architectes et urbanistes, et très intéressante contribution…

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