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Quartier consolidé issu de la "production sociale du logement" aujourd'hui menacé d'expulsion pour la construction d'un parc linéaire, Guayaquil, 2015.

Habitat en Mouvement : deux urbanistes à travers l’Amérique latine

Nous sommes Charlène et Pierre, deux urbanistes français de 26 ans partis pour un voyage d’un an sur les routes d’Amérique du Sud. Notre projet Habitat en Mouvement consiste à rencontrer dans chaque pays des organisations de quartiers, des ONG ou des professionnels engagés dans la promotion de l’autogestion comme forme de production et d’amélioration de l’habitat. Partis de Buenos Aires le 14 juillet 2014 nous avons déjà parcouru l’Argentine, le Paraguay, le Chili, la Bolivie, le Pérou et l’Équateur dans un itinéraire au plus près des habitants et de leurs luttes.

Dans ce premier billet pour UrbaNews.fr, nous souhaitions introduire le contexte urbain sud-américain pour pouvoir par la suite approfondir certains de nos apprentissages sur l’autogestion et la possibilité des habitants de participer à une construction plus solidaire et durable des villes.

L’Amérique du Sud entre dépendance et désir d’émancipation de la mondialisation

L’Amérique du Sud est un continent hétérogène mais qui se retrouve autour d’une histoire commune liée par les exploitations, les soumissions et révoltes, les richesses et les souffrances. Après plus de trois siècles d’asservissement et de pillage par les puissances coloniales, les jeunes États américains nés au début du XIXème siècle n’ont cessé d’être utilisés par l’occident comme réserve de matières premières et de main d’œuvre bon marché. La balance commerciale de pays qui exportent des matières premières et importent les produits finis est évidemment déficitaire et génère de plus une dette à-vis de leurs exploitants. [1]

Dans les années 1990, les jeunes démocraties sud-américaines ont dû appliquer les 10 commandements néolibéraux du Consensus de Washington. Ces règles d’ajustement structurel imposées par la Banque Mondiale et le Fond Monétaire International incluaient la libéralisation du commerce extérieur, une réforme fiscale bénéficiant aux entreprises, la dérégulation des marchés ou encore la privatisation des entreprises d’État.

Aujourd’hui, à part en Colombie, au Paraguay, au Pérou et au Suriname, les partis au pouvoir de tous les pays de la région se revendiquent de gauche. Ce retour de la gauche est généralement synonyme d’une prise de distance avec les États-Unis (comme pour l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, l’Équateur, l’Uruguay, le Venezuela) et d’un rapprochement économique avec les pays voisins (MERCOSUR, Banque du Sud…) ainsi qu’avec la Chine. La (re)nationalisation des exploitations d’hydrocarbures a néanmoins permis aux pays producteurs (Argentine, Bolivie,Equateur, Vénézuela) d’investir fortement dans des politiques sociales et de réduction de la pauvreté ayant portées leurs fruits en ces débuts du XXIe siècle. Pour autant, pour le chercheur Fernando Carrión [2], que avons rencontré récemment à Quito, aujourd’hui ces pays connaissent une crise de représentation politique. La politisation, les grands discours des leaders éloquents et les nouvelles constitutions (Équateur, Bolivie) ne se transforment pas toujours en changements concrets, voire tentent de dissimuler le fait que les mêmes oligarchies et multinationales continuent toujours à régner sur la région.

La production sociale de l’habitat à l’origine des villes latino-américaines

L’Amérique Latine est aujourd’hui la région la plus urbanisée de la planète. Une trentaine d’agglomérations y dépasse les 2 millions d’habitants (comme en Europe), dont 6 dépassent les 10 millions d’habitants et 2 les 20 millions d’habitants (Mexico et São Paolo). La ville latino-américaine est pourtant une ville qui s’est construite principalement sans planification par l’État et sans financement par le marché : par l’action organisée de la population venue des campagnes jusque dans les années 1990. L’aspiration à accéder à la propriété individuelle étant « dans l’ADN »[3] institutionnel – pour se positionner dans des sociétés qui dénigrent les locataires – l’acquisition d’un terrain et la construction d’une maison est le rêve de tous.

Les principaux acteurs de la construction des villes sont donc les « pobladores »[4]. Le principe d’intervention  est souvent le même ; ils acquièrent une parcelle – par l’occupation d’un terrain ou à travers un marché informel du foncier périurbain -, et y construisent par eux-mêmes un logement souvent précaire, et un quartier souvent déficitaire en services publics, jusqu’à ce que la municipalité urbanise et régularise le quartier a posteriori. Et ce, une fois des milliers d’habitants installés et intégrés à la vie urbaine. Alors que la famille et l’économie familiale grandissent, le logement grandit à l’horizontale et/ou à la verticale par autoconstruction et par l’action solidaire des voisins et parents. Par ailleurs le quartier se consolide et se dote de tous les commerces, équipements, entreprises de transports nécessaires à l’intégration de la ville.

L’architecte populaire mexicain Enrique Ortíz Flores a regroupé ces processus sous la dénomination de Production et Gestion Sociale de l’Habitat (PGSH) [5]. La PGSH est le moteur de la production d’une ville hétérogène, dense, et qui se renouvelle sur elle-même. Le concept est très lié à celui du Droit à la Ville développé par Henri Lefebvre[6]. De nombreuses organisations d’habitants se référent dorénavant à ce droit pour réclamer un logement digne, un accès aux services publics de base et la participation à la vie politique, culturelle et sociale de la ville.

Cependant cette énergie populaire n’est malheureusement jamais canalisée par les autorités publiques, bien au contraire. Le problème du logement est indissociable de l’accès au sol. Les intérêts spéculatifs sur le foncier urbain et la criminalisation de la production populaire de la ville ont progressivement poussé, dans les décennies de gouvernements militaires et néolibérales, les nouveaux arrivants des villes vers les zones à risques (collines, falaises, lits de fleuves, zones inondables…) et les interstices urbains (friches, dessous d’autoroutes…) où se forment par conséquent des bidonvilles déficitaires en services et sous la menace permanente d’une expulsion.

Le logement comme marchandise et source de spéculation

Pour Fernando Carrión, l’Amérique Latine est aujourd’hui caractérisée par 2 grands phénomènes urbains ; l’implantation de la ville libérale qui exclut et privatise services et sources de productions et un changement démographique du à la fin de l’exode rural. Malgré un taux d’urbanisation très faible, l’extension urbaine dans les villes d’Amérique latine est pourtant très importante. « Si avant la périphérie des villes grandissait sous l’effet de la pression immobilière, aujourd’hui elle grandit essentiellement sous celui de la spéculation immobilière ». Les achats de terrains informels dans les périphéries se poursuivent à cause de processus nouveaux que nous avons pu constater lors de notre voyage : l’expulsion de quartiers centraux pour des processus de rénovation urbaine qui implique une gentrification (Buenos Aires, Quito…), la création de grands projets urbains (parcs linéaires, infrastructures de transports…) ou de nouvelles centralités périphériques (Asunción, Guayaquil, Lima,…) ou encore la construction de grands ensembles résidentiels fermés à destination des classes moyennes ou des élites économiques (Buenos Aires, Mexico, Mendoza, Santiago…).

Au lieu de profiter du savoir-faire populaire en mettant à disposition des terrains préalablement urbanisés pour une Production Sociale du Logement organisée et accompagnée techniquement, les États ont retenu la recette néolibérale : La production massive de logements sociaux subventionnés par l’État, construits par le secteur privé, et destinés aux salariés de l’économie formelle grâce à un crédit hypothécaire. Cette recette a fait ses preuves pour réduire le déficit de logements tout en favorisant la croissance économique au Chili dans les années 1990 et fut pour ces raisons répliquée à différentes échelles dans les autres pays. Cependant la politique « à la Chilienne » a conduit à une production antisociale du logement par des entreprises à but lucratif qui augmentent leurs bénéfices en produisant de grandes séries de logements -de petite taille et de mauvaise qualité- dans les périphéries urbaines, éloignées des zones d’emplois et de tous les services urbains.

La ghettoïsation de ces nouvelles cités dortoirs entraîne leur rapide détérioration mais également leur progressif abandon par la population si bien que les villes sont passées du problème des « sans-toits » à celui des « avec-toits [7]. Au paroxysme d’une « politique de logement » pilotée par le secteur de la construction et ses actionnaires, ce sont aujourd’hui les mêmes entreprises qui ont produit ces ghettos qui reçoivent des contrats juteux de l’État pour leur rénovation, l’agrandissement des logements, voire même la démolition des logements dans les zones de concentration de la délinquance (au Chili et au Mexique notamment).

La ville latino-américaine actuelle est donc aujourd’hui déchirée entre « les trois logiques » définies pas Pedro Abramo[8], celle de l’État, celle du Marché et celle de la Nécessité. Dans les périphéries urbaines des grandes métropoles cohabitent ainsi les quartiers informels déficitaires en infrastructures, les quartiers de logements sociaux en rapide détérioration et progressif abandon et enfin les quartiers fermés à la sécurité et au luxe démesuré. Plus que sur la question du logement, les grands investissements urbains des métropoles latino-américaines de ces dernières années se situent dans le domaine des transports avec la multiplication des bus à hauts niveaux de services, les métros ou encore les transports par câbles. Les requalifications des centres et le développement des quartiers d’affaires ou de tourisme de luxe aux formes architecturales provocantes montrent l’inclusion des villes dans une logique de marketing urbain et de concurrence pour attirer touristes et investisseurs.

Le retour à l’autogestion

Pour Jordi Borda, « la ville doit être l’humus sur lequel la démocratie vit »[9], ce qui n’est pas le cas des villes inégales et ségréguées dans lesquelles la notion de citoyenneté se perd. À travers Habitat en Mouvement, c’est donc le potentiel constructeur, celui de la Production Sociale du Logement que nous souhaitons apprendre.

L’autogestion et la PGSH doivent ainsi être comprises comme une autre manière de produire la ville, une manière non lucrative, basée sur la nécessité et la participation de ses habitants. Mais ce processus doit être accompagné techniquement et financièrement par les collectivités et les pouvoirs publics pour garantir la pérennité des actions entreprises par les habitants. C’est le cas de certaines expériences que nous avons rencontrées dans notre voyage, et qui feront l’objet de futurs billets.

Pour nous suivre, nous lire, et nous conseiller, vous pouvez également accéder à notre blog : http://habitatenmouvement.tumblr.com/.

Crédits photo: Charlène Lemarié & Pierre Arnold. Reproduction autorisée en citant les auteurs.

[1] Voir le récit exhaustif de l’exploitation du continent latino-américain dans GALEANO, Eduardo, 1971, Les veines ouvertes de l’Amérique Latine, Montevideo.

[2] Fernando Carrión, est architecte et chercheur à la Faculté Latino Americaine Sciences Sociales (FLACSO) de Quito.

[3] Pour emprunter une expression de l’architecte et chercheuse Ana Sugranyes, rencontrée à Santiago.

[4] Ce terme latino-américain, désigne un collectif de personnes organisées luttant pour la terre, l’accès aux services de bases et un droit à vivre en ville.

[5] “Les processus de PGSH ont lieu aussi bien dans le milieu rural qu’urbain, et peuvent naître dans les propres familles agissant individuellement, en groupes organisés informels, en entreprises sociales comme les coopératives ou les ONG, entre autres. Les variantes autogérées incluent depuis l’auto-production individuelle spontanée du logement jusqu’à la collective qui implique un important niveau organisationnel des participants (…)”. ORTIZ, Enrique, 2012, Producción social de la vivienda y el hábitat, HIC-AL, México, p. 73. Texte original disponible en Espagnol sur: http://www.hic-al.org/publicaciones.cfm?pag=publicpsh

[6] Voir LEFEBVRE, Henri, 1968, Le droit à la ville, Ed. du Seuil, Paris

[7] Voir RODRIGUEZ, Alfredo et SUGRANYES, Ana., 2005, Los Con Techo : un desafío para la política de vivienda social, Ediciones SUR, Santiago.

[8] Voir ABRAMO, Pedro., 2007 O mercado de solo informal em favelas e a mobilidade residencial dos pobres nas grandes cidades, Universidade Federal do Rio de Janeiro, Rio de Janeiro.

[9]   Voir l’article de BORDA, Jordi, 2011, « La démocratie à la recherche de la cité future » dans Villes pour toutes et tous. Pour le droit à la ville propositions et expériences, HIC, Santiago. Disponible sur http://www.hic-net.org/document.php?pid=3851

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L'auteur
Pierre Arnold

Charlène Lemarié et Pierre Arnold, deux urbanistes français de 26 ans partis pour un voyage d'un an sur les routes d'Amérique du Sud. De ce voyage naît un projet : Habitat en Mouvement, qui a pour objectif d'apprendre et d'échanger sur l'autogestion comme forme de production et d'amélioration de l'habitat.

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