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Les laboratoires citoyens madrilènes : la fabrique des « communs urbains »

Dans ce nouvel article consacré à la créativité urbaine en Espagne, Raphaël Besson (Directeur de Villes Innovations), nous propose une immersion dans les Laboratorios ciudadanos madrilènes.

Urbanisme « tactique », « émergent », « participatif »« collaboratif », « temporaire » ou encore « précaire », les expressions ne manquent pas pour qualifier les transformations urbaines que connaît Madrid depuis quelques années. Cette frénésie sémantique est symptomatique d’une situation de mutation majeure, dont les expressions conceptuelles et empiriques restent à préciser. C’est l’un des objectifs de notre article qui propose une première analyse des Laboratoires citoyens madrilènes, les Laboratorios ciudadanos.

Au cours de la dernière décennie, Madrid a connu une croissance économique et démographique exceptionnelle. L’économie s’est largement tertiarisée, grâce à l’implantation de sièges sociaux de grandes entreprises espagnoles (Telefónica, Repsol, Iberia) et d’activités spécialisées dans les secteurs financiers, des services et des télécommunications. La capitale espagnole compte aujourd’hui plus de 3 millions d’habitants intramuros et une aire urbaine de près de 6,5 millions d’habitants (Observatorio Metropolitano, 2009). Elle se positionne comme la quatrième place financière européenne, et possède un aéroport, des centres de congrès et d’exposition de dimension internationale.

Cette spectaculaire réussite économique s’est effectuée en appliquant des politiques urbaines standardisées, à travers la construction de grands quartiers d’affaires, de gigantesques centres commerciaux et de loisirs, et de nouvelles infrastructures de transport comme la M30. L’enjeu : attirer les sièges sociaux de grandes entreprises, les cadres supérieures, les « classes créatives » (Florida, 2002) ou « visiteuses » (Eisinger, 2000).

Ce modèle de croissance semble aujourd’hui en crise. D’abord parce que le développement économique de Madrid s’est réalisé au prix d’un accroissement des inégalités sociales et d’un processus de privatisation des «communs » : santé, éducation, espaces publics, environnement, eau, etc. (Observatorio Metropolitano, 2009) Ensuite, parce que la crise économique a exacerbé les inégalités et révélé l’hypertrophie du secteur financier dans les choix stratégiques de planification de la ville.

Dans ce contexte, on comprend mieux l’origine du mouvement des Indignés à Madrid, souvent qualifié de « mouvement du 15 mai » (15-M). Les Indignados n’ont eu de cesse de dénoncer les inégalités sociales et la déconnexion croissante entre les élites politiques et administratives, et la société civile. Des slogans comme « Democracia real ya ! » ou « No nos representan ! »[1], ont trouvé un écho au-delà de La Puerta del Sol, dans les assemblées populaires des quartiers périphériques de la capitale espagnole. Ces assemblées ont progressivement initié les madrilènes aux prises de décision collégiales (Nez, 2012), à des modes d’organisation fondés sur l’autogestion, et plus largement à une réflexion sur les « communs urbains ».

Et c’est dans ce contexte politique singulier qu’ont émergé en l’espace de quelques années une vingtaine de Laboratorios ciudadanos. Ces lieux d’innovation citoyenne se sont développés dans les espaces vacants de Madrid et n’ont pas fait l’objet d’une stratégie de planification de la ville. Ils sont davantage issus de l’élan spontané de citoyens ordinaires et de collectifs souvent très qualifiés, oeuvrant dans les domaines de l’économie collaborative, du numérique, de l’écologie urbaine ou de l’urbanisme social. Ces Laboratorios ciudadanos constituent aujourd’hui les supports d’expérimentation de nouveaux modes de gestion et de fonctionnement de la ville. Leurs cadres de réflexion et leurs modes d’action se structurent autour de la thématique des « communs », et d’un ensemble de travaux de recherche, comme ceux du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom (Ostrom, 1990).

L’origine des Laboratorios ciudadanos. La présence de collectifs d’architectes-urbanistes et d’Institutions culturelles d’avant-garde

Si la crise économique a indéniablement joué un rôle d’accélérateur dans l’émergence des Laboratorios ciudadanos, il existait d’ores et déjà à Madrid un terreau intellectuel favorable à leur développement.

D’abord grâce à la présence de collectifs d’architectes-urbanistes qui ont initié et théorisé de nouvelles manières de faire et de penser la ville. On pense ici à des agences d’avant-garde comme Ecosistema Urbano, Basurama, Todo por la Praxis, Paisaje Transversal ou, plus récemment, les jeunes architectes d’Improvistos.

Ces collectifs ont jeté les bases d’un nouvel urbanisme fondé sur des modes de gestion collaborative des villes, la participation citoyenne et l’intégration systématique des dimensions artistiques et culturelles. Cet urbanisme « de código abierto » (Tato, Vallejo, 2012) s’est aussi largement appuyé sur le développement d’outils numériques, à-même de stimuler l’expression citoyenne et la co-production des projets : plateformes numériques contributives, maquettes urbaines interactives, kits de collecte et de visualisation de données urbaines, etc.

Co-production avec les habitants d’un projet de régénération urbaine dans le quartier Virgen de Begoña à Madrid (source : Paisaje Transversal)

Le prototypage, l’expérimentation, l’économie et l’écologie des moyens sont des dimensions tout aussi essentielles dans la démarche de ces collectifs. On pense notamment aux projets architecturaux de Basurama, qui depuis 2001 se développent à partir du savoir-faire des habitants et du réemploi de matériaux de construction et de déchets urbains (sacs plastiques, pneumatiques, cartons). Evoquons également les projets de Todo por la Praxis (TXP) de construction de mobiliers urbains mobiles avec les citadins. Pour ce collectif, l’enjeu des villes de demain réside moins dans l’édification d’infrastructures majeures, que dans la mise en œuvre de processus de fabrication ouverts et aptes à créer du lien social et des communautés.

D’autres praticiens, éditeurs et chercheurs, ont joué un rôle important dans la conceptualisation et la diffusion des Laboratorios ciudadanos. On pense à des auteurs comme Domenico di Sena, Alberto Corsín Jiménez, Adolfo Estalella, Manu Fernández, ainsi qu’à divers collectifs : El Observatorio Metropolitano de Madrid, La Fundación de los Comunes, El Club de Debates Urbanos, Traficantes de Sueños, la Universidad Nómada, etc. Ce nouvel urbanisme madrilène, a d’ailleurs été récemment consacré par un article publié dans la revue sociologique Papers (Revista Papers, 2014).

Autobarrios San Cristóbal (Basurama). Habitants du quartier San Cristóbal à Madrid requalifiant un espace sous un pont

La municiaplité de Madrid n’a pas été totalement étrangère à cet ensemble de réflexions et d’expérimentations urbaines. La ville a notamment contribué à créer une nouvelle génération d’Institutions culturelles qui, toutes à leur manière, ont influencé le développement des Laboratorios ciudadanos. C’est le cas par exemple du Medialab Prado, de Matadero, de la Casa Encendida, de Conde Duque, de CentroCentro, de Paisaje Tetuán ou encore d’Intermediae. Ces Institutions se sont moins intéressées à l’exposition d’œuvres majeures, qu’à la question de la production d’un art collaboratif et ouvert aux sciences, aux technologies numériques et aux habitants des quartiers de Madrid.

Ainsi, l’ancien abattoir de Madrid, Matadero, a-t-il été transformé en un espace pluridisciplinaire dédié à l’expérimentation et la production artistique, sociale et urbaine. Le Medialab Prado, implanté dans le quartier des Lettres, a quant à lui été développé comme un Laboratoire citoyen de recherche et d’expérimentation des outils numériques. Parmi les thématiques explorées par le Medialab, la question urbaine occupe une place privilégiée, avec l’organisation régulière d’appels à projet, de workshops et conférences dans les champs de l’agriculture urbaine, de la data visualisation, des communs urbains, du patrimoine ou de l’affichage en ville.

Si bien que le Medialab Prado est en train de devenir un véritable Think Tank dans la réflexion sur le développement des Laboratorios Ciudadanos. Un travail de conceptualisation que l’Institution partage désormais avec le Secrétariat général ibéro-américain (SEGIB), dans le cadre du programme « Ciudadanía 2.0 » (« citoyenneté 2.0 »).

Typologie et description des Laboratorios Ciudadanos

Au-delà des expérimentations de ces collectifs d’avant-garde, Madrid a connu en quelques années un développement ascendant de Laboratorios ciudadanos, qui ont émergé dans les espaces en creux de la ville. La crise économique a laissé en jachère une quantité importante d’espaces publics, dont la vocation originelle était d’accueillir de grands équipements et centres commerciaux. Les citoyens se sont progressivement réappropriés ces espaces vacants et en ont fait des supports d’expérimentation de nouveaux modes de fabrique de la ville, fondés sur le collaboratif, la participation citoyenne et la co-production des espaces et des services publics.

Une vingtaine de Laboratorios ciudadanos ont ainsi émergé à l’image de La Tabacalera, Esta es une plaza, Patio Maravillas, El Campo de la Cebada, etc.[2]. On citera également le réseau des jardins communautaires (La Red de huertos urbanos), ainsi qu’un certain nombre d’espaces de coworking impliqués dans la vie urbaine et sociale comme Utopic_US, Impact Hub Madrid, Garaje Madrid, La Industrial ou Puesto En Construcción (PEC)[3].

Typologie et localisation des Laboratorios ciudadanos dans Madrid (source : Raphaël Besson, Villes Innovations)

Chaque Laboratoire citoyen tend se spécialiser dans un domaine particulier comme l’agriculture et l’écologie urbaine, l’intégration sociale et culturelle, l’art collaboratif ou l’économie numérique. Bien évidemment, ces domaines ne sont pas étanches et il n’est pas rare de voir des Laboratorios ciudadanos hybrider ces différents champs de compétence.

Les Laboratoires citoyens spécialisés dans l’art collaboratif poursuivent des objectifs similaires à ceux décrits dans le projet Matadero. D’autres Laboratorios oeuvrent pour la création de jardins communautaires et auto-gérés par des « citoyens-jardiniers ». Le jardin le plus connu se nomme « Esta es una Plaza » (« Ceci est une place »). Il a été créé par un groupe d’étudiants, de jeunes professionnels et d’habitants, sur un terrain abandonné depuis une trentaine d’années dans le quartier de Lavapiés. Après avoir obtenu de la municipalité la gestion temporaire de cet espace, le groupe a promu un modèle d’autogestion, permettant à chaque citoyen de contribuer librement au fonctionnement du lieu, tout en bénéficiant en retour des infrastructures et des activités socio-culturelles.

Les jardins partagés de « Esta es una Plaza » (source : https://www.facebook.com/estaesunaplaza)

Un troisième domaine d’intervention des Laboratoires citoyens concerne l’économie numérique et les espaces de travail collaboratifs. Entrent dans cette catégorie le Medialab Prado, l’Instituto Do It Yourself, la Casa Encendida et de nombreux espaces de coworking comme Utopic_US, Impact Hub Madrid, Puesto En Construcción (PEC), La Industrial ou encore Garaje Madrid.

“Puesto en construcción”. Un espace de coworking implanté dans le marché de San Fernando – Lavapiés (source : http://puestopec.blogspot.com.es/)

Enfin, de nombreux Laboratoires citoyens agissent dans le champ de l’intégration sociale et culturelle. C’est le cas du Campo de la Cebada, de La Tabacalera, d’Olavide Sobrevive, du Patio Maravillas, d’Espacio Vecinal Arganzuela ou encore du Centro social Seco. L’exemple de la Tabacalera concerne une ancienne fabrique de tabac située dans le quartier de Lavapiés et gérée depuis 2003 par le Ministère de l’Education, de la Culture et des Sports. En 2007, l’Etat souhaite créer sur le site un « Centre National des Arts Visuels » (CNAV) ». Mais le coût élevé des travaux et la crise économique auront raison du projet.

Face à ce bâtiment vacant de plus de 25000 m2, les associations culturelles du quartier vont engager des négociations avec le Ministère pour bénéficier de la gestion temporaire d’une partie du bâtiment. Un accord est rapidement signé avec l’association « Tabacalera de Lavapiés », qui a alors la responsabilité de la programmation sociale et culturelle du lieu et de son autogestion.

L’association est également chargée d’assurer l’entretien et la sécurité des espaces et des installations. Quant aux dépenses de fonctionnement du lieu, elles sont à la charge du Ministère, qui pourra récupérer l’usage du bâtiment une fois que les travaux du « Centre National des Arts Visuels » auront débuté. Depuis son ouverture officielle au publique en 2010, la Tabacalera connaît un certain succès. Elle a co-produit un nombre important de projets culturels avec les collectifs et les habitants du quartier de Lavapiés. C’est le cas d’expositions comme « Fábulas problemáticas » ou « Inventa Lavapiés » qui ont réussi à attirer plusieurs dizaines de milliers de visiteurs.

Par ailleurs, la Tabacalera comprend aujourd’hui toute une série d’espaces comme des centres d’exposition, des ateliers d’artistes partagés, des lieux de répétition, de restauration, de marché, ainsi que des ateliers de fabrication fonctionnant sur le mode des Fab labs. Les murs de La Tabacalera servent également de support à l’expression artistique, puisqu’ils sont régulièrement peints par des artistes venus du monde entier.

Les fresques artistiques entourant les enceintes de La Tabacalera (source : Marta Nimeva Nimeviene, Wikimedia Commons)

Un autre Laboratoire citoyen réputé est le Campo de la Cebada. Il est situé au centre de Madrid, près de la Plaza Mayor, sur un espace de plus de 5000 m2. Ce lieu accueillait auparavant une piscine municipale, qui a été détruite en 2009 pour construire un grand complexe commercial. Mais la crise économique a laissé la place à un gigantesque terrain vague, réapproprié par les habitants en septembre 2010, lors des « nuits blanches » madrilènes. A cette occasion, le collectif EXYZT proposa le projet « Isla Ciudad » : la construction d’une piscine éphémère, entièrement réalisée en bois.

« Isla Ciudad », une installation éphémère conçue par le collectif EXYZT

Cette première expérience permit à des collectifs d’artistes et d’habitants de prendre conscience de l’intérêt de se réapproprier cet espace pour inventer de nouveaux usages. En février 2011, la mairie de Madrid accepta de céder temporairement la gestion du lieu à des associations du quartier. Depuis, le Campo de la Cebada a connu un développement exponentiel de projets, que ce soit dans des domaines sociaux (systèmes d’échange de services), artistiques (street art, ateliers de photographie, de poésie, de théâtre), sportifs (aménagement de terrains de basket et de jeux) ou culturels, avec l’organisation de festivals de musique et de cinéma en plein air.

Le Campo de la Cebada sert également de support à l’aménagement de jardins collectifs et de mobiliers urbains co-construits. Les bancs, les gradins ou les paniers de basket ont tous été fabriqués grâce à l’intervention de collectifs d’architectes, d’habitants et d’ingénieurs. Ces derniers ont utilisé les outils et licences libres de Fab Labs madrilènes pour construire des mobiliers modulables, entièrement réalisés à partir de matériaux recyclés. Une coupole géodésique a été récemment fabriquée grâce à la collecte de plus de 6000 € sur a plateforme de financement participatif Goteo.org. Précisons que l’ensemble des activités du Campo de La Cebada sont auto-gérées lors de rencontres régulières, qui réunissent l’ensemble des collectifs du quartier (habitants, commerçants, associations, etc.).

Le Campo de La Cebada (source : Raphaël Besson, Villes Innovations)

Les Laboratorios ciudadanos. Quels enseignements pour la fabrique des villes contemporaines ?

Cette brève description des Laboratorios ciudadanos madrilènes interroge très directement nos modes traditionnels de fabrique et de gestion des villes. D’abord, parce que les Laboratoires citoyens constituent des lieux d’expérimentation et d’investigation de ce qu’il est coutume d’appeler les « communs urbains » (Ostrom, 1990 ; Lecoq, 2012 ; Dardot, Laval, 2014 ; Quesada López, 2015). Chaque laboratoire tente d’assurer un égal accès des habitants à la ville, à ses espaces publics, ses services, ses ressources, ses activités sociales, culturelles ou sportives.

Par ailleurs les Laboratoires citoyens se développent de manière ascendante et sont encastrés dans les structures socioculturelles des quartiers madrilènes. Il s’agit de « faire avec », plutôt que de « penser à la place de » collectifs d’ores et déjà présents et organisés. Ces laboratoires ne sont pas conçus, ni gérés selon une perspective top-down, au sein de cénacles fermés réunissant quelques élus ou experts. La société civile dans sa plus grande diversité et selon les principes de l’auto-gestion s’est appropriée ces espaces pour en faire des outils au service des « problèmes concrets, des défis, des demandes et des aspirations qui se manifestent dans les différents quartiers de Madrid » (Mangada, 2015). Ainsi, les expériences madrilènes ont-elles vu le cercle des citoyens-participants s’agrandir au fur et à mesure de l’avancement des projets. Pour l’urbaniste Domenico Di Sena :

les Laboratorios ciudadanos sont en réalité des lieux de forte inclusion sociale. Ils ne sont ni des lieux institutionnels, ni des espaces de contre-culture, altermondialistes, figés dans des concepts « puristes » et par conséquent excluants. Ils ont progressivement abandonné leur caractère underground, pour permettre une participation citoyenne la plus large possible (entretien, mars 2015).

Les projets issus des Laboratoires citoyens peuvent avoir une dimension artistique, éducative, architecturale, sociale, technique ou culturelle ; dans tous les cas, ils possèdent une composante expérimentale essentielle et font appel à la diversité des savoirs, qu’ils soient experts ou profanes. Ces Laboratoires portent donc un enjeu essentiel de co-production des projets, avec comme objectif d’imaginer des solutions davatange collectives, créatives et ingénieuses.

Cette co-production va jusqu’à concerner la fabrique des espaces publics et des infrastructures urbaines. A l’image de l’expérience barcelonaise (Besson, 2015), on observe à Madrid une certaine inflexion de la notion de « droit à la ville » d’Henry Lefèbvre. Au sein des Laboratorios ciudadanos, les citoyens ne se limitent pas à défendre un égal accès aux ressources, aux espaces de la ville, ou à une plus grande participation ; ils souhaitent devenir des agents actifs de la transformation de leurs quartiers, et participer à produire, au-delà de la vie sociale, éducative ou culturelle, l’espace public, le mobilier et autres infrastructures urbaines.

Enfin les Laboratoires citoyens s’appuient largement sur une « culture numérique » (Douheihi, 2011) et sur des formes d’apprentissage collaboratif issues des réseaux internet. Ils ne s’érigent pas contre les innovations numériques, mais les détournent et s’en inspirent à des fins d’expression citoyenne et d’innovation urbaine, socio-économique ou environnementale.

Ainsi, les plateformes numériques collaboratives jouent-elles un rôle essentiel dans l’auto-gestion, la mise en réseau et la visibilité des Laboratotrios ciudadanos (partage d’outils, de méthodes, de projets, d’expériences, de bonnes pratiques). Les outils du crowdfunding et les techniques de fabrication digitale des Fab Labs permettent le développement de nombreux projets, à l’image des infrastructures et du dôme géodésique construits sur le Campo de la Cebada.

Façade digitale du Medialab Prado, (source : flickr)

Cet ensemble de caractéristiques fait des Laboratorios ciudadanos des objets extrêmement prometteurs pour la fabrique des villes de demain. Cependant « cet urbanisme des hommes de bonne volonté » (Lefèbvre, 1968) n’est pas sans induire un certain nombre de questionnements. D’abord sur la durabilité des Laboratorios ciudadanos une fois que la reprise économique sera solidement installée.

Ensuite, sur la capacité de ces Laboratoires à changer d’échelle et à faire ville. Dans la majorité des cas, les Laboratorios s’inscrivent dans la perspective d’un « micro urbanisme tactique » (Such, 2015). Or un projet de ville ne peut naître de l’addition d’expériences isolées, précaires et souvent éphémères (Marrades, 2014). D’où l’enjeu de mettre en réseau les Laboratorios ciudadanos dans le cadre d’une stratégie urbaine de grande échelle et de long terme (Mangada, 2015).

Une autre interrogation concerne le rôle et la place des Institutions publiques dans l’accompagnement des Laboratorios ciudadanos. Une politique urbaine est-elle possible, sinon souhaitable sans prendre le risque d’institutionnaliser les Laboratorios et de nuire à leur caractère ascendant, auto-géré et inclusif ? Sur le premier point, il semble qu’une politique urbaine soit possible, à condition cependant de réinventer les modes traditionnels d’intervention des collectivités.

Désormais, les collectivités doivent être moins celles qui planifient de manière top-down et unilatérales, que celles qui orientent, accompagnent et mettent en relation. C’est d’ailleurs toute la réflexion que conduit actuellement la municipalité de Madrid, avec à sa tête Manuela Carmena (Podemos) et un ensemble de collectifs madrilènes (Esta es una Plaza, el Club de Debates urbanos, etc.). Cette réflexion semble d’autant plus nécessaire, qu’en l’absence de politiques urbaines adaptées aux spécificités des Laboratorios ciudadanos, il existe le risque de leur instrumentalisation par les collectivités afin de se décharger de certains coûts.

Les intérêts seraient potentiellement nombreux : faire prendre en charge par les Laboratorios une partie des missions et services traditionnellement assurés par les Institutions publiques; revaloriser des espaces et des ensembles immobiliers vacants ou résoudre des problèmes socioéconomiques sans avoir à investir dans leur résolution. Les Laboratorios ciudadanos n’échappent pas à un certain nombre de questions, et notamment sur le caractère quelque peu utopique de leur mode d’organisation, fondé sur l’autogestion et la participation généralisée. Mais ils n’en constituent pas moins des expériences prometteuses pour repenser les politiques urbaines à l’heure de l’économie collaborative et d’une culture numérique généralisée.

Ces Laboratoires deviennent progressivement l’affaire de tous, et dépassent les cercles de chercheurs, d’expérimentateurs, d’artistes ou de citoyens actifs. Ils induisent un changement progressif dans la mentalité des habitants, des élus et des techniciens de la ville, « qui prennent conscience des intérêts socio-culturels et économiques à intégrer les citoyens dans le fonctionnement et la fabrique de la ville » (Entretien de Belinda Tato, Directrice d’Ecosistema Urbano, avril 2015). D’autant que le nombre des Laboratorios ciudadanos ne cesse de croître à Madrid. Et ils pourraient bientôt atteindre une masse critique suffisante, pour impacter significativement le fonctionnement de la ville, et induire de nouvelles politiques urbaines. Il s’agit là d’un champ de recherche et d’expérimentation considérable que les collectivités et les urbanistes ne sauraient ignorer!

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Notes

[1] « Démocratie réelle maintenant ! » ; « Ils ne nous représentent pas ! ».

[2] D’autres lieux moins connus sont également considérés comme des Laboratorios ciudadanos. Sans prétendre à l’exhaustivité, évoquons Olavide Sobrevive, Virgen de Begoña (VDB), Autobarrios San Cristobal, Espacio Vecinal Montamarta, Albergue de San Fermín, Centro Social Seco, Espacio Vecinal Arganzuela, Federación Regional de Asociaciones de Vecinos de Madrid (FRAVM), CSOA La Morada, Instituto Do It Yourself, El Eko (Espacio Sociocultural Liberado y Autogestionado), etc.

[3] Précisons que Madrid a connu depuis 2008 la création de plus de 200 espaces de coworking. Cependant la grande majorité de ces coworking spaces ne sont pas considérés comme des Laboratorios ciuadanos.

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Bibliographie

Besson, R., 2015, « La Fabcity de Barcelone ou la réinvention du droit à la ville », Urbanews.

Dardot, P., Laval C., 2014, Commun. Essai sur la révolution au XXIème siècle, Paris : Editions La Découverte.

Douheihi M., 2011. Pour un humanisme numérique, Paris : Seuil.

Florida, R., 2002, The Rise of the Creative Class : And How It’s Transforming Work, Leisure, Community and Everyday Life, New York : Basic Books.

Eisinger, P., 2000, « The Politics of Bread and Circuses: Building the City for the Visitor Class », Urban Affairs Review, vol. 35, n° 3, pp. 316-333.

Lecoq, M., 2012, “Mouvement depuis le bas : les espaces périurbains comme cadre d’opportunité”, INTA Séminaire « Une ville pour tous, une ville de tous », Vaux en Velin.

Lefèbvre, H., 1968, Le Droit à la ville, Paris : Éd. du Seuil, Collection Points.

Mangada, E., 2015, La Ciudad emergente, Nuevatribuna.es.

Marrades, R., 2014, “Urbanismo precario. No lo llaméis urbanisme emergente, llamadlo urbanismo precario”, eldiario.es.

Nez, H., 2012, « Délibérer au sein d’un mouvement social. Ethnographie des assemblées des Indignés à Madrid », Participations – Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, De Boeck Supérieur, p.79-102.

Observatorio Metropolitano, 2009, Manifiesto por Madrid. Critica y crisis del modelo metropolitano, Madrid : Traficante de sueños.

Ostrom, E., 1990, Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action, Cambridge University Press.

Quesada López, F., 2015, Comunidad- Común. Comuna, Ediciones Asimétricas.

Revista Papers, 2014, Discursos emergents per a un nou urbanisme, n°57.

Tato, B. et Vallejo J., 2012, “Urbanismo de código abierto para una ciudadanía aumentada”, Elisava TdD.

Such, J-A.,2015, “¿Cómo podemos institucionalizar las prácticas emergentes?”, Blog Paisage Transversal.

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Entretiens

Domenico Di Sena, fondateur de l’agence Urbano Humano et de l’association CivicWise (mars 2015).

Belinda Tato, directrice d’Ecosistema Urbano (avril 2015).

Jon Aguirre Such, co-fondateur de Paisaje Transversal (août 2015).

Marcos García, directeur du Media Lab Prado (mars 2015).

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