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Pourquoi c’est cool d’être urbaniste en soirée

Il est 22 heures dans l’appartement de celui que vous ne connaissez pas, sinon que vous avez déjà dû croiser au hasard d’une photo  de nu  d’un quelconque réseau d’amis virtuels. Cela fait un moment déjà que vous observez la multitude des anonymes alcoolisés sans pouvoir vous empêcher de dresser pour chacun d’entre eux une sorte de profil sociologique à mi chemin entre l’animal et Amy Winehouse. Après avoir constitué tout un bestiaire social, vous vous dîtes qu’il est temps d’aller faire connaissance. Après tout vous êtes dans le même état qu’eux.  Devant vous il y a ce petit groupe, et puis surtout il y a cette fille ; les cheveux bruns, le regard lascif et les pommettes arrondies. La discussion s’engage. Les premières minutes sont décisives dirait un de vos potes, célibataire depuis la nuit des temps. Et puis soudain il y a cette question, comme une mécanique trop prévisible en soirée, qui déchire bientôt la pièce…

Alors, c’est toi qui construis les villes ? 

A l’apostrophe d’une interrogation, voilà que la fille vient de vous demander ni plus ni moins la teneur de votre vie en dehors de ces murs… Comment lui dire que vous êtes urbaniste, ou tout du moins que vous l’étudiez ? A l’instant même, vous priez très certainement de la faire à l’image d’une majorité ignorante sur la condition croissante et peut être à venir de l’urbaniste : un adjudicateur du droit des sols, un responsable des permis de construire. Un type pas intéressant pour deux sous, l’image en substance d’un expert comptable face à une notice Excel, cravate maronnasse sur fond de chemise rose et délavée.

Dans un sursaut d’espoir, comme portant une profession toute entière, vous lâchez le morceau. Son visage, sans grande expression l’espace d’une seconde, vous comprenez qu’elle a peut être saisi, l’éliminant de fait des trois quarts des français qui soupçonnent encore que l’urbaniste conçoit les villes et leurs fonctionnements… Une seconde comme une éternité de doutes quand tout à coup : « Alors, c’est toi qui construis les villes ? »

Alléluia ! Semblablement à une prière qui s’exauce, la fille vient de faire de vous un créateur à grosses lunettes noires, un architecte brésilien perdu dans les plans et les dessins d’une future ville nouvelle indienne ou, moins exotique, d’un futur pôle d’équilibre ou de desserrement de la région parisienne. Comme vous avez l’habitude de cette question, ou plus communément du « C’est quoi un urbaniste ? », et que vous ne voulez très certainement pas lui évoquer l’horrible vision d’un expert comptable, vous ne pouvez que lui donner raison.

L’urbaniste fantasmé, l’urbaniste créateur

Plutôt que de dire la réalité sur une profession bâtarde, pour le moment exsangue d’ordre ou de réelle structuration, plutôt que de dire l’effacement d’une profession au profit des lobbies architectes et ingénieurs garants d’une science exacte ou tout du moins d’un savoir technique, vous voilà en train de jouer le jeu de l’urbaniste fantasmé, de l’urbaniste créateur.

Spécialiste de rien sinon d’un tout, spécialiste de la ville, de ses respirations et de son histoire, esprit omniscient de son futur et de la marche à venir de son évolution, vous voilà à nouveau  déroulant le long discours « mitomaniaque »  déjà mainte fois répété, ciselé et travaillé  à la faveur de vos rencontres. Si elle vous voit en train de construire des villes, de dessiner leurs plans, d’établir avec minutie l’organisation de leurs fonctions et de leurs cadencements alors vous allez surement lui donner à voir cela.

Il est 22 heures et quelques minutes. Les yeux de la fille se sont écarquillés. A côté de vous, un type étudiant en marketing et un autre, ingénieur informaticien, le sachant, viennent d’être relégués par l’individu féminin au second rang des fantasmes professionnels. C’est le moment de ressortir vos cours et de faire comprendre à  votre auditoire que les villes aujourd’hui sont partout et que de fait, parce que l’homme est une espèce urbaine par essence, la ville et son corps déterminent nos sociétés.

L’urbaniste, partout et nulle part à la fois

Il est 23 heures et trente minutes.  Après avoir habilement fait entendre à tout le monde que votre travail ou futur travail  n’aurait d’égal ou de précédent que la création de l’univers par une force difficilement identifiable mais néanmoins  extrêmement puissante, vous voilà entamant le rôle de l’érudit après que la fille, une fois vomi, vous ait demandé en quoi consistait plus précisément la mission d’un urbaniste.

Semblable à un énarque, l’air grave, le ton assuré, vous lui dites alors que l’urbaniste ne peut souffrir d’une classification normative et que son métier, issu d’une création quasi divine n’obéit pas en l’état aux règles que voudrait bien, dans un esprit de hiérarchisation et de comptabilisation, lui imposer le monde du travail. Pour preuve, vous lui donnez ensuite l’exemple de l’agent pôle emploi qui nerveux et impressionné à l’expression de vos compétences et de vos aspirations se verra presque dans l’obligation d’inventer une nouvelle case pour vous y référer.

Pas tout à fait sociologue, ni même économiste, géographe, politologue, écologiste, scientifique ou physicien adepte des théories quantiques, vous lui expliquez bientôt que vous êtes en fait un peu tout ça, l’urbaniste partout et nulle part à la fois, une espèce d’entité instruite et plastique, adaptable en toutes circonstances, évoluant et se conformant à n’importe quelle demande.

Il est presque minuit et cela fait maintenant un peu moins de deux heures que vous refaites le monde à la rythmique d’un monologue parfaitement mené. Après avoir passé en revue les enjeux de la fin des villes carburant au pétrole, l’ineptie des pouvoirs publics sur la question de la privatisation du rail, l’idée de ségrégation tenue dans chaque modèle d’urbanisme et fait deux trois références à la mesure d’une pensée gargoviste sur la ville sexuelle, vous sentez enfin que vous tenez l’objectif de conclure avec cette fille. Ah au fait, elle aussi était urbaniste…

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