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Les chiottes dans la ville : brève d’un problème public

C’est une histoire de toilettes, de chiottes. Une histoire pas très drôle finalement. Une histoire qui parle à voix basse, d’exclusion et de discrimination, de relégation et de honte, d’atteinte à l’un des droits les plus élémentaires du genre humain : celui d’uriner, de pisser et de se soulager dans la dignité, quel que soit son âge, ses conditions de vie, son sexe ou la couleur de sa peau.

Dix heures du matin dans une ville de province, à mille kilomètres de chez moi, voilà qu’une envie me prend, soudaine mais inéluctable. J’en connais déjà l’issue. Autour de moi, pas un seul lieu ouvert, pas un seul urinoir ou quelque autre pissotière que ce soit, ni même de recoin noyé dans la pénombre. Il faut croire que je suis seul. Seul avec cette envie insidieuse et ce malaise croissant. Après cinq minutes de marche, au coin d’une rue, une odeur m’interpelle. Réservé sur l’espace du trottoir, un « parc à merdes », celui qu’on met à disposition de la gent canine pour qu’elle y vienne se délester. Comme un signe qui ne trompe pas, un geste délibéré de provocation, voilà qu’un chien se met à profiter du service offert. Le sable qui recouvre le parc, d’un blanc si éclatant qu’on croirait directement importé des Seychelles, à l’air de me narguer. Aurait-on fait du chien et de ses besoins, une priorité sur ceux de l’homme ? Aurait-on fait de « sa merde », une excrétion plus légitime à aménager que la mienne ? Peut être, en l’absence de chez-soi, de tout espace de commodité, faut-il alors singer l’animal ?

Qui ne s’est jamais retrouvé confronté, citadins de toutes classes, étranger de passage, femme trop pressée mais bientôt rattrapée par l’envie, face à l’absence et la gêne ?  Qui n’a jamais, face à cette absence, cherché des parades, des  alternatives quitte à se retrouver, contraint par la situation, à défier les lois et le cadre de la salubrité publique ?

Des toilettes publiques pas toujours très commodes

Derrière l’idée qui peut faire sourire, l’aménagement et l’urbanisme ont encore semble-t-il beaucoup à faire en matière d’hygiène et d’intelligibilisation d’une forme de « droit à mieux aménager » l’espace public du « soulagement naturel » et de la « miction » pour reprendre les termes de Julien Damon, Professeur associé à Science Po. En transparence de ce qui peut prêter à la plaisanterie, les « manques » ou les « à côtés » qui entourent la question, celle de la distribution et de la forme à travers l’espace de la ville des toilettes publiques, soulèvent de véritables problèmes en termes d’accès, de traitement et de gestion urbaine.

Pour les sans-abri, au même titre d’ailleurs que pour les femmes, deux populations  concernées plus que d’autres face aux inégalités que font poindre le défaut parfois de lieux d’aisance, le sujet trouve un écho particulier.  Alors qu’à Paris les utilisateurs des toilettes publiques bénéficient depuis 2005 de leur gratuité, dans la plupart des villes aujourd’hui, la restriction de leur usage au titre  de leur tarification revient bien souvent à opérer, ouvertement ou sous couvert de prérogatives financières, une distinction claire entre d’un côté ceux qui pourraient « se permettre » (et qui bénéficient déjà de commodités personnelles) et de l’autre côté ceux qui ne pourraient pas, les défavorisés.

Comme nous le rappelle Julien Damon, la « monétisation », comme d’ailleurs la raréfaction des toilettes publiques, n’est  pas dénuée de sens politique. Agrégée à d’autres pratiques (arrêtés anti mendicité, bancs doubles ou pics anti clochards), cette démarche participe à rejeter les « indésirables » hors des centres gentrifiés ou des quartiers commerciaux. SDF, marginaux, « punks à chiens », les publics ciblés sont invariablement les mêmes. Pourtant et à y regarder de plus près, loin de repousser « les problèmes », sinon les populations que l’on croit souvent à tort en être à l’origine, la restriction physique ou symbolique des chiottes en ville ne fait que les accentuer.

Interdits d’accès, gênés dans leur droit d’«homme» à exécuter des besoins pourtant naturels, les « malvenus » deviennent de fait, encore plus visibles qu’ils ne l’étaient. Si le droit de pisser ou de « se soulager »représente un problème quotidien pour les « marginaux », il le reste, mais dans une moindre mesure, pour tout un chacun. Sans endroits, sans lieux d’aisance dans lesquels s’oublier, les « sans toilettes fixes » dépourvus de domicile stable ne sont pas les seuls à souffrir de cette « politique de l’exclusion des besoins » auxquels nous soumet la nature. Privés de toilettes publiques, c’est finalement tous les citadins qui se retrouvent, quelles que soient leurs conditions, abandonnés sur certains de leurs droits à la dignité.

Pour Julien Damon, il y a une réponse très claire à apporter à ce problème à l’inverse des tendances qui peuvent se trouver aujourd’hui. Fini le bornage, le déficit, l’anarchie et l’ouverture des portes sous condition de paiement. Les toilettes publiques et leur distribution sur le territoire des villes doivent être anticipés, organisés et correctement gérés. C’est ce que lui appelle le modèle GPS, pour Gratuité, Propreté et Sécurité.  Dans le cadre d’une politique de développement des servitudes d’aisance la gratuité doit se tenir en préalable à tout autre principe. Elle est la condition qui met fin à une forme de discrimination, celle qui touche les plus démunis, mais aussi les femmes, dont l’acte de miction quoi que l’on en dise, demeure toujours plus délicat que pour les hommes. L’hygiène au même titre, ou plutôt son absence doit être pensée en facteur d’exclusion. Pour les femmes qui, cela ne vous aura pas échappé, n’entretiennent pas les mêmes rapports que les hommes aux toilettes, la propreté conditionne souvent l’usage. Et que dire de la sécurité, dernier élément du triptyque. Pour Julien Damon la construction d’un environnement sécuritaire  « tolérant les inévitables petites déviances mais frappant les écarts inacceptables » doit, au delà de toutes problématiques, inciter les gens à ne pas s’écarter de ces lieux et encadrer le retour des coins d’hygiène pour le plus grand nombre. Mais, finalement, l’idée en dehors du principe de gratuité qu’elle implique, ressemble à n’importe quelle pissotière, surveillée ou automatisée ?

En fait, pas exactement. Selon Julien Damon, ces modèles soumis à gestion robotisée et parfois placés sous vidéosurveillance ont montré leurs limites. Pour lui, le cadre d’implantation du GPS doit évoluer et plutôt se faire sur « des sites animés, avec du personnel qui mette en confiance. » Deux options sont retenues. La première consisterait à créer de « mini complexes » pas seulement destinés à recevoir urinoirs et cuvettes, mais plutôt à rassembler les commodités, à l’image des bains-douches municipaux, aujourd’hui en partie disparus. Le concept pourrait alors servir à tout un chacun, sans discriminer. La seconde, plus inattendue, revient à déléguer la mission de « toilettes publiques », et de fait à subventionner bars, cafés, fast-foods  ou tous autres lieux envisagés comme étant d’ores et déjà en l’espèce, des lieux de « pissage public »… Ces deux propositions qui tablent sur une densification et un remodelage de l’environnement qui encadre les sanitaires , constituent les principes du GPS.

A lire l’auteur, la chose ne suffirait pas néanmoins. Et c’est bien dans l’acception d’une véritable démarche en amont de planification, que le principe de GPS pourrait trouver sa bonne place. Pourquoi dans ce cas ne pas envisager un PLTP (Plan Local des Toilettes Publiques) et dont l’objectif à échéance serait d’établir, sans mauvais jeu de mot, un inventaire sur un territoire donné, des besoins de chacun ?

A lire : Julien DAMON. « Les toilettes publiques : un droit à mieux aménager », Droit social, n° 1, 2009, pp. 103-110.

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