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Ville rigide, ville sécuritaire : quand les bancs publics créent des exclusions

Depuis une quinzaine d’années, les médias exhument régulièrement à l’approche de l’hiver les photos de mobilier urbain ou d’aménagements qui sous couvert de design, n’ont parfois pour seul destin que d’armer l’espace public  contre l’installation de lits de fortune. On les appelle « anti-sites » (du Survival Group parisien) ou « dispositifs anti-SDF ». Dans tous les cas, qu’il s’agisse de pics, de herses, de plots, de douches préventives (si, si) ou encore de pans inclinés, le but reste le même : prévenir et surtout empêcher certaines populations de  « stationner » à un endroit où l’on juge qu’elles n’ont pas leur place.

Si les « habitués de la rue » ont été les premiers touchés par le phénomène, les stratégies (conscientes ou non d’ailleurs) mises en œuvre par les municipalités, ou par des associations privées, se sont multipliées, élargissant de manière toujours plus insidieuse le champ des publics affectés.

Cette « ville désagréable » qui stigmatise

Parfois, derrière un banc, une lumière, un courant d’air ou une texture, subsiste une intention. Rarement avoué, le double-jeu de certains aménagements tend ainsi à conditionner à un lieu donné le type de public que certaines politiques municipales, ou que certains exploitants de transports en commun par exemple,  jugeront souhaitables d’accueillir, ou, dans le cas contraire, de reléguer.

Figure symptomatique des travers récents de cette « ville désagréable » qui stigmatise, le banc public choisi désormais et de plus en plus, « les derrières » qu’il repose et surtout, le temps pendant lequel il le fera. Ce calcul qui s’opère derrière le voile du design ou devant de supposés rapports d’experts ergothérapeutes, contribue au final  à déclasser cet objet d’une espèce d’universalité qui caractérise habituellement son usage.

Des bancs individuels, inclinés, ou simplement munis d’accoudoirs… Confortables pour les uns, ils se révèlent en fin de compte impraticables pour ceux qui en détournent l’usage, par contrainte ou par choix.

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Des néons bleus anti-junkies

D’une manière générale, les installations sont recherchées pour plaire aux familles, au cadre ou au salarié moyen, mais déplaire aux marginaux, aux drogués ou aux adolescents. A partir de là, le mobilier  peut s’adapter plus spécifiquement au type de public visé et orienter  sa qualité pour rendre l’expérience d’un lieu désagréable et contribuer à l’exclusion d’un groupe.

Le site Unpleasant Design dresse un inventaire de ces objets, parfois loufoques, de la ville qui sous couvert de prévention situationnelle, segmente, se ferme de manière insoupçonnée, à certains de ses habitants et décide de qui ou de quoi est à sa place et de qui ne l’est pas. Un attirail d’architectures et d’installations, qui au-delà des bancs et des sites « anti-clochards » contraignent des pratiques pour  ne plus offrir souvent d’autre choix, aux marginaux, adolescents ou apprentis skateurs, que celui d’aller traîner ailleurs.

Des néons bleus anti-junkies dans les chiottes publiques qui perdent en reflets les veines des toxicomanes aux dispositifs lumineux de couleur rose placés à l’entrée d’une résidence qui accentuent les défauts des peaux à problèmes et contraignent les flâneries adolescentes, en passant par l’incontournable anneau métallique disposé le long des murets pour faire chuter le skateur, la liste de ces « innovations » est sans fin.

Des toilettes publiques munies de néons bleus anti-toxicomanes en gare de Bonn en Suisse.

Des toilettes publiques munies de néons bleus anti-toxicomanes en gare de Bonn en Suisse.

Autant de contre-productions à l’exercice d’une « ville ouverte »

Si le premier motif à l’existence de ces dispositifs, outre le fait « d’effacer » ce qui est gênant pour le plus grand nombre, revient à palier maladroitement certaines carences  sociales et sécuritaires en milieu urbain, la contrepartie  est aussi que ces mêmes dispositifs impactent le quotidien de publics très différents, qui n’entraient pas à l’origine dans des « catégories cibles ».

Utilisés avec excès dans des lieux précis, des gares, des souterrains ou des parkings, les « anti-sites » destinés à un type de public deviennent ainsi autant de contre-productions à l’exercice d’une « ville ouverte », mixte, intergénérationnelle et paradoxalement, sécurisante.

Par exemple, lorsque l’on incline les bancs ou que l’on individualise des points d’assise on prend ainsi le risque, non seulement d’exclure l’usage de ces derniers par des SDF (la nuit),  mais aussi de contraindre le reste du temps, d’autres catégories qui n’étaient pas visées initialement par la stratégie, comme les personnes âgées, les femmes enceintes ou  certaines personnes à mobilité réduite ou en surpoids.

De même, lorsque des dispositifs lumineux spécifiques viennent remplacer des éclairages plus classiques pour remédier en un point à des usages toxicomanes, non seulement cela ne fait que restituer le même problème ailleurs, jusqu’à le rendre plus visible, mais surtout, cela contribue à insécuriser deux fois plus d’espaces. Ou l’un n’est plus suffisamment éclairé, et ou l’autre accueille de nouveaux usages dont il ne subissait pas l’existence.

Libérer la ville et les espaces publics

Face à ces stratégies, publiques et privées, qui prennent le risque inconsidéré de voir progressivement la ville se murer par petits morceaux et ne plus transiger sur ses usages, face à l’émergence d’une « ville chiante » qui préfère sanctionner par son architecture ou laisser faire, plutôt que de développer une réelle politique de prise en charge des publics ciblés, des architectes, des collectifs et d’autres montent au créneau.

Activistes ou hackers de l’espace public, étudiants, citoyens, designers… Ils sont nombreux à avoir saisi l’importance du mobilier urbain et la façon dont, explicitement ou non, un banc, une chaise, un revêtement de sol ou une ambiance, contribueront à faire ou à défaire de la ville, à intégrer ou à exclure des individualités ou des groupes d’individus.

Parmi ces militants qui cherchent à libérer la ville et les espaces publics du carcan de cette architecture intentionnellement (ou non, on le répète) ségrégative, beaucoup jouent sur le détournement et le recyclage (upcycling) de matériaux, tantôt dans l’idée de réparer, d’adapter ou simplement de redéfinir un usage partiel ou incomplet lié à un mobilier en particulier.

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Si le but est évidemment de pallier à l’écart croissant entre certaines pratiques de l’espace public et l’espace public en lui-même, ces différentes interventions vont généralement dans le sens d’une « dérigidification » de la ville, ouvrant de fait ses territoires à une hétérogénéité d’usages et d’usagers.

Contourner les inerties et les vues sécuritaires qui filtrent de certains aménagements, c’est en substance le travail d’artistes tels que Oliver Show qui s’arme de tubes flexibles de chantier pour recréer des bancs ou encore de Sarah Ross qui a mis au point l’Archisuit, une combinaison rehaussée de coussins, isolant son porteur des accoudoirs anti-SDF ou lui offrant encore, la possibilité de reposer son dos, le long de pans inclinés.

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Une idée loufoque mais qui interpelle sur le ridicule de ces dispositifs agressifs. Une solution « grotesque », nous rappelle-t-elle, à un ensemble de problèmes architecturaux tous aussi absurdes…

Catégorie:Design
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L'auteur
Josselin Thonnelier

Diplômé de l'Institut d'Urbanisme de Grenoble en Urbanisme et Projet Urbain, de l'Université de Poitiers et de Moncton (Canada) en Géographie et Sciences Politiques.

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